Liberté
d’Expression !
Les
horribles assassinats de ce début d’année à Paris nous scandalisent
tous et justifient me semble-t-il d’y consacrer une page spéciale. Les
évoquer, c’est aller au-delà de l’émotion pour passer à la réflexion.
La question s’imposant en premier lieu étant : comment illustrer
ce thème ?
Parmi la multitude de dessins et caricatures produits par des
dessinateurs du monde entier en hommage aux victimes de Charlie Hebdo
et que j’ai pu visionner, un seul m’a particulièrement séduit, car il
dégage une poésie inattendue dans ce contexte. C’est pourtant à mon
sens la meilleure
méthode pour dénoncer la barbarie.
Publié par « Le Soir » du 10/01/2015, son auteur nous est
singulièrement proche puisque, heureuse coïncidence, Olivier Grenson
habite notre région. Il m’a aimablement autorisé à reproduire ce
dessin, ce dont je l’en remercie vivement.
Qui
a peur du méchant loup ?... c'est pas nous, c'est pas nous...
(©
Olivier Grenson)
Être Charlie ?
Les manifestations de masse
émotionnelles ne sont pas ma tasse de thé. En 1996 par exemple, j’avais
décliné l’offre d’accompagner un ami à la « marche blanche »,
car les motivations de tous les participants à ce type de rassemblement
me semblaient mal définies. Quelle que soit l’horreur des crimes de
Marc Dutroux, je ne me sentais rien de commun avec la vision politique
de nombreux participants, dont notamment des adeptes du rétablissement
de la peine de mort.
Je me méfie donc de ces mouvements où pour la majorité des participants
quelquefois, l’esprit critique s’évanouit au profit de slogans
simplistes et où, dans un élan parfois sincère, mais aussi parfois
hypocrite, tout à coup, tout le monde serait d’accord avec tout le
monde.
En outre, dans ce cas particulier, « Être Charlie » en
suivant le troupeau, n’était-ce pas adopter un comportement totalement
inverse à celui des victimes qu’on prétendait honorer ? En
conséquence, je me suis abstenu de me proclamer « Charlie »
pour plusieurs raisons :
- En dépit de
ma sympathie pour ce journal, j’avoue ne pas être un lecteur de Charlie
Hebdo.
- Autant
j’apprécie l’anticonformisme
et la provocation salutaire, autant je ne désire pas encourager
leur humour, souvent excessivement vulgaire à mes yeux.
- D’autre part, je crains et je
regrette qu’il y ait parfois sur des thèmes sensibles une volonté
apparemment délibérée de blesser des individus dans leurs convictions
profondes (ce qui je m’empresse de l’ajouter, ne me semble pas le cas
de la dernière une).
- La
liberté d’expression à laquelle je suis attaché n’est pas à sens unique.
- Elle postule non seulement le droit
de penser différemment d’une foule regroupée sous un slogan équivoque,
mais aussi l’acceptation que d’autres expriment des idées que nous ne
voulons pas entendre.
- À ce titre, je ne puis marquer ma
solidarité avec des gens à la pointe de ce mouvement et qui, hier
encore par exemple, manifestaient pour censurer Éric Zemmour, dont je
m’interdis pourtant d’acheter le dernier livre.
- De même, je refuse d’être
partenaire avec certains manifestants dont la démarche est motivée par
un sentiment raciste antimusulman.
- Toute
cette mise en scène
institutionnelle à Paris du dimanche 11/01/2015 m’est apparue comme une
insulte à l’esprit frondeur caractéristique des caricaturistes de
Charlie, tombés sous les balles des tueurs.
- Je ne puis ignorer le fait que la
plupart des dirigeants des pays représentés à cette manifestation
pactisent pour des raisons stratégiques et économiques avec des régimes
totalitaires, champions de la violation des droits de l’homme et en
particulier des femmes. Citons l’Arabie saoudite ou le Qatar.
- Inviter des Chefs d’État ou leurs
représentants, tels ceux de Russie, de Turquie et d’Égypte,
alors que selon « Reporters sans frontières », leur nation se
trouve
respectivement 148e, 154e et 159e sur 180 du classement
mondial de la
liberté de la presse est une initiative déplorable manquant de
respect
aux victimes.
- Dans cette catégorie, on peut
également inclure les dirigeants d’Israël qui mènent dans leur pays une
politique d’apartheid inqualifiable.
- La France de Hollande et Sarkozy
elle-même, située en 39e position de ce classement, n’étant pas
nécessairement la plus apte à donner des leçons au monde entier.
- Certes, toute victime du
terrorisme raciste ou prétendument religieux est une victime de trop,
mais pourquoi les hiérarchiser en acceptant l’idée que l’ampleur des
réactions soit fonction de leur origine.
- Autrement
dit, comment tolérer que
quelques morts en Occident occultent des milliers de victimes de la
folie meurtrière individuelle, collective ou étatique dans d’autres
pays de la planète, notamment au Nigéria, au Cameroun, en Syrie, en
Lybie, en Irak, en Afghanistan, au Pakistan.
- Il n’y a pas lieu de faire des icônes de
ces « martyrs » déboussolés.
- Soyons
conscients que mobiliser
90.000 policiers en France, déplacer des millions de manifestants,
réunir 50 Chefs d’État, être omniprésents dans les médias mondiaux,
distiller un sentiment d'insécurité parmi la population de
nombreux pays,
c’est pour ces quelques assassins, une extraordinaire victoire à
laquelle je ne veux pas contribuer.
- Les
termes utilisés me semblent quelquefois manquer de retenue.
- Peu approprié à des attentats
kamikazes, le terme « guerre » utilisé abondamment pour
qualifier ces
événements me hérisse personnellement et disqualifie les vraies
guerres, hélas encore présentes sur notre planète.
- Pour d’autres raisons, il en est de
même avec l’expression « Justice est faite » titrée par les
journaux de
Sudpresse pour annoncer l’élimination des assassins. Culturellement
partisan de la politique de la « non-violence », j’ai
la faiblesse de
croire que toute mort d’homme violente traduit un échec de notre
humanité. Dans un pays civilisé, on ne peut confondre vengeance et
justice.
- Accessoirement, tellement c’est peu
de chose comparé à ces événements, je ne peux cependant faire fi de mon
expérience personnelle.
- Licencié du Forem en 1998 pour
avoir publié un article dans le courrier des lecteurs d’un quotidien,
je n’avais guère reçu le soutien souhaité de personnes ou
d’associations qui s’érigent aujourd’hui en chantres de la liberté
d’expression.
En conclusion, faut-il
le rappeler, selon l’art. 19 de notre Constitution « La liberté
des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de
manifester ses opinions en toute matière sont garanties, sauf la
répression des délits commis à l’occasion de l’usage de ces
libertés ».
Néanmoins, la liberté d’expression reste un combat au long cours
s’accommodant mal des manifestations de masse éphémères. « Être
Charlie », c’est être actif sur la ligne du temps : passé,
présent, avenir.
Or l’avenir, c’est déjà aujourd’hui. Combien sommes-nous par exemple à
avoir protesté contre la terreur de Boko Haram ou la condamnation scandaleuse de Raif Badawi en Arabie ? Sans doute, beaucoup
moins que de personnes ayant arboré « Je suis Charlie ».
Cela dit, et c’est la moindre des choses, libre à vous de penser
différemment.
Pascal ÉTIENNE
Soumagne, le 18 janvier
2015
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